Fêlure

Elle court le long du verre, et mes yeux ne peuvent pas s’en détacher. C’est beaucoup mieux : ça permet de ne pas les entendre.

C’est un verre de station service, celle où papa va toujours parce que maman ne conduit pas, bleu vert pas vraiment opaque. On peut pas l’acheter : faut remplir une carte avec des timbres, chaque dizaine de  litre d’essence rapporte un timbre, il en faut dix pour un verre. J’aurais bien voulu qu’il roule plus, papa.  Comme ça il aurait dû plus souvent faire le plein. Décrocher le pistolet de la pompe, et glou et glou,  ça sent dégueulasse et pique les narines, avec la monnaie il me fourgue les petits carrés chiffonnés dans les mains, je passe le papier sur la langue, c’est  bon et pas bon à la fois, puis appliquée je colle le plus droit possible. S’il était parti plus souvent j’en aurais peut être eu plusieurs. Mais depuis qu’il ne va plus à son travail … J’en ai un, ça compte. Un vrai verre coca cola comme dans les cafés avec la marque en relief, sur laquelle on peut passer les doigts et c’est marrant parce qu’alors on ferme les yeux on s’imagine qu’on lit avec les doigts paf je me suis trompée c’est pas le o c’est déjà le c.
Je suis super fière de l’avoir eu : c’est mon verre, estampillé et tout. Ça fait bien.

Quand je suis rentrée à seize heures un peu passées, j’ai jeté le cartable à côté des chaussures de maman. La maison était d’un calme angoissant. Celui avant que la bonde de l’évier ne gargouille et n’inonde comme chez tante Lu l’autre fois : elle épongeait à la Vileda avec des gestes de grand drame qu’on lui avait appris à l’école de théâtre avec tout son maquillage et ses dizaines de cils  et ses seins qui bougent. Quand je serai grande, j’aimerai aussi faire une école de théâtre. Un ploc : serrer bien fort le robinet. Voilà.

J’ai sursauté quand ça a explosé d’un coup.
On s’habitue aux cris un jour ? J’aimerais bien. Mais c’est pas comme dans les films. Bon. Je me suis fait toute petite je connais le truc, ai préparé un goûter – yaourt, pomme et un verre de lait – et fait la rédaction pour demain.

La meilleure, madame la lit devant toute la classe, le vendredi. J’espère que ce sera la mienne. Ou celle de Thierry. Si c’est celle de Thierry alors je suis contente quand même.  Je l’ai pris dans l’armoire, brique de lait coincée sous le bras et j’ai vu. Fêlé.

Boule dans la gorge.

Maintenant dans ma paume, le verre est comme lové. Love- lové.  J’apprends l’anglais depuis septembre mais Thierry est meilleur que moi. C’est pas grave : lui il peut. Il porte une veste Chevignon verte je déteste le vert mais quand c’est Thierry je trouve ça beau. J’observe le verre, je scrute. Si j’arrive à me  concentrer suffisamment, alors ça  les rendra muets. C’est sûr. Faut juste le vouloir. Je mâchouille mon chewing gum. Plus de goût : ne reste que la sensation plastique, et les mâchoires qui se serrent et se relâchent. J’en ai encore dans ma  poche, tout un paquet. Tâter histoire de vérifier. Oui ! Je ne l’ai pas perdu. Je perds souvent les choses et il se moque, papa.

C’est joli, une fêlure sur du verre. Bon c’est vrai que c’est embêtant un peu. Parce que imagine, tu bois et ça se casse, les morceaux de verre dans la bouche.

Eux se brisent, ça vrille et ça transperce. J’aime pas.  Les claquements sur le plancher. Vite ! Faire la liste des autres choses jolies : un rai jaune lignant le parquet le matin, un brin d’herbe perdu, maman, quand Thierry sourit et ça lui fait comme un soleil qui naît au milieu du visage, le givre sur le carreau, maman, les petits parasols que tante Lu met dans mon Seven up quand on va la voir, j’aime bien tante Lu elle raconte toujours des histoires avec des mots qu’on comprend pas je voudrais vivre dans une histoire de tante Lu.

Plus les entendre. Les mots sifflent comme des balles.

Balle pelote de laine de mouton de poussière de craie de tableau noir et je m’en fiche s’ils se disputent j’entends plus rien.

Dessiner le trajet de la brisure. D’abord un trou, pas plus gros qu’une tête d’épingle, ensuite une espèce d’étoile qui  se barre, elle fuit, trente degrés à droite puis quarante à gauche, stop, encore quinze degrés et ainsi de suite. Rythme de mathématiques. Pensée : écrire à l’infini abscisse, ordonnée, parabole et théorème ce serait bien parce que les mots sont si… Ils roulent dans la bouche, sous mes doigts et j’essaye de les écrire en plus gros puis penché vers la droite vers la gauche comme une aristocrate ça aussi c’est un chouette mot a-ri-sto-cra-te ça pique comme des aiguilles on voit bien une dame pincée  et calculer ça sert à rien.

J’aimerais bien dire des trucs comme ça tout haut mais ça les fait rire quand j’ose. Alors je pars un peu. Fesses et dos bien calés contre le mur, les genoux repliés entre les mains. Quelques centimètres seulement et c’est le dehors.

Ils crient très fort: je ferme les yeux. Encore des choses jolies, s’il vous plaît : la bougie qui sent bon quand maman prend un bain, les crocus tout ébouriffés, tu crois vraiment que ça peut être ébouriffé des crocus je sais pas et quand Thierry a répondu à la maîtresse avant moi c’était bien parce que d’habitude c’est toujours moi qui répond en premier et les coquelicots juste des points rouges quand on roule très vite alors j’ouvre la fenêtre j’ai le visage tout fouetté de vent.

Difficile de faire barrage : même les paillettes des yeux de Thierry n’arrivent plus à assourdir le vacarme. Derrière le rideau, je ne vois qu’un bout d’eux comme si on avait découpé une photo. Maman enfermée dans un triangle, larmes sur sa joue. Elle est belle, maman.

Plus regarder la trace toute blanche des doigts sur sa peau rose, l’œil à demi-fermé, je veux pas.

Là, sur l’appui de fenêtre, eux ne peuvent pas me voir. Je décide : je suis pas là.

Mes mains dans les cheveux de Thierry, il est tellement beau que ça me fait mal au ventre, aux yeux, partout j’ai mal au cœur il m’embrasse sous un pommier  je me demande si j’ai toujours bonne haleine parce que mon  chewing gum n’a presque plus de goût mais il m’embrasse quand même encore oh c’est bon c’est comme de manger des marshmallows mais en mieux et sa langue elle est molle chaude douce  j’ai envie de rire et de mourir  je veux que ça s’arrête plus jamais jamais oh Thierry ta nuque où il y a un grain de beauté je veux l’embrasser tout le temps tout le temps tous les jours.

L’air tremble. Hurlements qui me  coupent en deux, s’il vous plait arrêtez j’aurai des bonnes notes, et je ne renverserai plus mon cacao, et je serai parfaite.

Les jointures de mes doigts devenues blanches à force de serrer le verre, je ne me  rends pas compte quand il se brise.

Ma main brûle, un flot de sang rouge vif s’écoule, macule mon genou, poisse le long de ma cuisse.

J’ai dix ans.
Papa a tué maman.

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