Seize

Un mec chasse l’autre: un peu plus paumé que le précédent, bancal mais inédit: il existe une telle variété dans les tares et les addictions humaines qu’on découvre toujours des choses. Observer est un échappatoire, en dehors de ça il n’y a rien. A part écrire. Se barder de solitude, choisir de ne pas s’entourer, préférer son propre monde à celui des autres. Contraster sur le papier. Par petites notes, entre paresse et peur affreuse. De ce qui se lit, entre les lignes de ce que ça révèle et de ce que ça concède. J’écris parce que je n’ai pas le choix: aucun plaisir là dedans, sauf peut être cette transe inracontable, quand immergée dans sa propre histoire on se sent comme dédoublé, cette fille qui se raconte n’est plus moi. J’observe ses doigts écrivant frénétiquement, sa respiration hoquetante. Elle invoque, ébauche, débauche. La fin des mots est une souffrance pire encore: comment peut on faire sans jeter la bile sur le papier? Il faut s’obliger à vivre, encore, pour se créer de la matière à triturer, à modeler. Vomir ses pas et ses envies.

Je n’ai jamais beaucoup aimé dormir. Je passe des heures, la nuit, à dessiner des lettres, sur des cahiers Clairefontaine. Je préfère écrire sur ceux là: texture douce de la feuille qui ne crisse jamais sous la pulpe des doigts. Biffer, barrer, recommencer. Et balancer des boulettes de papier, inutiles. La fatigue me prend au dépourvu, souvent mon couvre lit est constellé de ces créatures rondes, chiffonnées, aux arêtes abruptes. Dans mes paumes, des hérissons conceptuels, piquants des histoires que je tisse et sous mes yeux, des lunes bleues de la même couleur que mes iris éclosent.

Je déteste me réveiller, aller prendre mon petit déjeuner, en pyjama, et trouver dans la cuisine un de ces mecs aux cheveux suintants et à l’allure bizarre. Je prends de sales habitudes: juste un café, que je bois dans la salle de bain pour éviter de croiser leurs regards torves, d’avoir en face de moi leurs nez bardé de comédons, leurs haleines de soudards. Ma mère, qui fait son grand numéro, en déshabillé de soie, chatte repue. Je ne supporte plus de voir sa chair, ses cuisses débordant de cellulite, son ventre mou accostant sur les hanches, ses seins tombant et aux aréoles brunes déformées. Elle est molle, ça déborde et s’effondre de tout côtés. Et pourtant, elle met un nombre d’hommes dans son lit incroyable. Partout où elle passe, on la regarde: le magnétisme.

J’ai eu le loisir de l’observer, cet animal étrange qui est ma mère. Si elle jette son dévolu sur quelqu’un, il n’a plus qu’à faire une prière, et espérer que ça se passe en douceur. Vorace charismatique. Je connais trop bien ces matins où elle m’appelle à moitié camouflée par les draps, avec cette odeur caractéristique de sperme et de sueur qui empuantit la chambre. des nuances âcres, qui irritent les narines, les font se rétracter. Son sourire, c’est celui du prédateur qui vient d’ occire sa victime, et lèche le sang sur les plaies qu’il a créé. Cette ronde permanente me fatigue et me fascine.

Ma mère. Il va encore être question d’elle. Il est toujours question d’elle. Elle les fascine tous. Femmes et hommes, mais surtout eux. De quinze à septante cinq, tout être masculin qui croise son chemin est subjugué. Même mes potes adorent son personnage un peu barré. Les maladies mentales n’ont rien de fun : l’écart permanent entre joies extatiques et périodes de grand abattement, ces jours où je dois l’habiller parce qu’elle n’a pas la force de le faire elle même, ces nuits où je ne dors que d’un oeil parce que je l’ai encore vue jouer avec des cachets d’un peu trop près. Il existe bel et bien un snobisme chez ces gens qui préfèrent les drogues à l’alcool : gober quelques cachets d’un air languissant, c’est plus glamour que s’enfiler une bouteille de vodka. L’alcool bouffit, rend les haleines aigres et les teints ciment: la drogue a moins d’inconvénients. Elle est trop coquette pour le picrate, il lui faut du paradis papier, du plaisir sur blanc-seing.

J’aimerais moi aussi que mon balancé de hanches fasse tourner les têtes, posséder ce curieux regard qu’elle a longs cils frangeant ses jolis yeux bleus, un peu par en dessous, coquin, équivoque.

Au delà des expériences bizarres qu’elle me fait vivre, au delà de notre vie déjantée, c’est ce qu’elle est au plus profond qui est en train de me détruire, de m’étouffer.

Ce ne sont pas seulement les nuits à hurler sur elle, à lui donner des baffes pour tenter de la garder consciente, les coups de téléphone les sirènes, les godillots pleins de boue. Pas grave. Qu’importe s’il est quatre heures du matin et que le réveil sonne dans deux heures. De toutes façons, ça fait un moment que je n’arrive plus à glisser dans un sommeil tranquille. Mon repos à la hache quand vraiment je tombe en éclats. J’ai pris l’habitude de dormir très au bord du lit, je n’ai qu’à rouler légèrement sur le côté, et je suis debout.

J’ai seize ans et je suis pharmacienne, dealeuse, garde-malade et jalouse.

Maitriser. J’ai bien trop peur d’être comme elle, alors je tente de bien baliser.

Je ne sais d’où lui vient cette espèce de charme qu’elle dégage, mais je l’envie. Elle est envoûtante en même tant que si peu sûre d’elle. Elle a toujours besoin de se prouver des choses. Ils étaient tous le temps fourrés ensemble. Elle prenait sans arrêt sa défense, leurs mines, leurs blagues, leurs messes basses à mon approche, j’aurais du savoir. Je peux le comprendre lui. Fasciné par une femme mûre, l’assurance de plaire à quelqu’un dont les goûts et les désirs sont affirmés, la certitude d’être l’objet d’une envie consciente et précise. C’est tentant pour l’égo.

Elle met le monde à ses pieds en un seul regard. Quand elle passe, les yeux se fixent sur elle. Sa façon de donner l’air de s’en foutre. Il n’a pas résisté.

J’ai seize ans, ma mère s’envoie mon petit copain.

Qu’importe la déception amoureuse, le pire c’est de la haïr autant, elle. Pourtant dans le miroir, derrière mes yeux je vois briller l’éclat de son regard. Sa folie. Suis- je comme elle?  Le serais je un jour?

Si je veux m’en sortir,  il va falloir que je parte. Très vite. Très loin.

Et surtout, ne jamais revenir.

4 commentaires sur “Seize

  1. Cléa dit :

    Vous avez cet art de « monter la sauce », pardon je ne sais pas l’exprimer autrement, et surtout l’art de retomber avec grâce, malgré l’impact de l’info lourde de sens que vous véhiculez à travers la chute de votre texte!!

    Bravo, pour votre plume, pour votre courage de tout partager, pour votre courage de mettre tout cela par écrit!

    bonne continuation!

  2. moltela dit :

    Que pourrais-je dire d’intelligent ?

  3. « Mon repos à la hache quand vraiment je tombe en éclats. »

    Ca c’est très beau…

    Pour le reste… Tu sais…

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