Corps

Aussi loin que je m’en souvienne j’ai toujours adoré regarder les gens. Pas juste poser un œil distrait sur leurs physionomies. Non. Vraiment les cerner, les disséquer, me les approprier. Les silhouettes-origamis, en ballons, les ardues et les émotives. J’ai toujours eu une marotte: les grands. Les double-mètres, ou presque. Il y a un truc de proprement fascinant chez ce genre de types immenses. La façon dont ils s’approprient l’espace, dont ils se meuvent.

Parfois ils ont l’air de pas savoir quoi faire de leurs dizaines de centimètres excédentaires. Un peu comme des poulpes. J’imagine que ça doit leur faire pareil: un trop plein de membres et de chair qui s’enchevêtrent et s’imbriquent, dessinent des sinusoïdes dans l’air. Des masses encombrantes qui tirent au ciel et peinent à prendre corps à terre. Ceux là ont en permanence un croissant de lune horizontal en guise de lèvres et d’excuse. Pardonnez de prendre trop de place. Pardonnez moi de vous cacher l’horizon, de buter avec le haut du crâne contre le linteau, d’être trop là.

Leurs yeux fuient le long d’obliques imaginaires, ils ont des tristesses infinies d’enfants mis de côté. Leurs grandes carcasses les punissent. Ils évoquent ces acteurs de music hall fourbus de porter des costumes trop lourds, les reins suant, le sel sous le maquillage, les kilos d’armatures sciant les épaules.

Et puis il y a eux. Les types en place. Ceux que la grandeur, la démesure ne dessert pas. Les gueules d’aigle, de dieu, de statue païenne sur des corps sculptés à la serpe. Lui.

Batailleur, mouvant, une anguille qui me plaît et ne se laisse prendre.

Son corps, il l’habite tout entier: de ses longues mains fines qui saisissent une cigarette, comme un prolongement naturel, à ses épaules amères mais solides, ses hanches délictueuses et ses interminables jambes qui s’allongent sous la table. En souriant, je pense à la potion d’Alice : ses membres étirés qui emplissent la pièce, la pauvre Alice dont les genoux cognent au plafond. Quel affreux drame ce doit être de ne pas correspondre, d’être hors taille, de chercher la pilule normative à tâtons.

Rien de cet ordre chez lui: il est juste à l’exacte place, aux parfaites dimensions. Si parfois il semble à l’étroit, c’est le monde qui est trop petit sans doute. Pas l’inverse. Il sirote son café, le remue, je ne peux détacher mon regard, et le soleil se noie quelque part plus loin dans une flaque.

Il fait partie de ces gens qu’on n’attend pas: pour ça, il est évident. Je l’écoute parler, les mots coulent, les champs lexicaux s’emmêlent, nous passons du vous au tu, du je au tendre, du jeu à la fuite.

Je ne sais pas encore à cet instant qu’il va prendre de la place, à sa façon, dans ma vie.

Il y a débarqué comme un beau diable – cette expression, pour bateau qu’elle soit, lui ressemble tellement. Le goût de la phrase, du retournement assassin, de la volée et vas y que je te prends à revers, que je te surprends, lift littéraire et rebonds ordonnés. Marquer des points: il est souvent question de ça. Nous nous y entendons.

Je ne sais pourquoi il me prend sous son ombre, mais elle est rassurante, stimulante. L’avantage des géants: on peut s’abriter et y trafiquer ses petits projets, en douce. Ils laissent la place au temps, aux gens.

Je l’écoute. Sa voix ocre qui déroule en partie son histoire: il serait un excellent personnage de roman, il a de la matière pour ça, des vies vécues, des rires et des remous, frères et famille, histoires et coups de trafalgar. J’adorerais qu’un jour il l’écrive, il occupe le papier comme il occupe l’espace, avec de la détermination, de l’élégance et un soupçon de poésie.

Il fait partie de ces gens dont on ne sait pourquoi ils vous apprécient, au fond. De ceux qui ne vous disent jamais clairement le fond de leurs pensées: pourtant, il est déterminant. Je tente d’être brillante, drôle, mais mon café refroidit, mon rouge à lèvres file, et le temps aussi.

Dans l’échancrure de sa chemise, un peu de sa peau. Une pensée fugitive, comme un appel du ventre, m’étreint: y poser les doigts, juste pour voir. Et il poserait les siens sur les miens, ses yeux verts piqueraient en plongé dans mes iris, la tension serait à couper au couteau, et alors…

Alors je n’ose pas. Je sais juste que ce type immense qui se tient là devant moi, il m’impressionne. Que je ne me lasse pas de lui prouver qu’il a raison de me faire confiance. Qu’importe de ne jamais savoir ce que ces bras démesurés autour de moi provoqueraient, de ne faire que fantasmer des caresses et des baisers.

Je conserve nos échanges, comme on le ferait de lettres précieuses. Parce que lui seul a ce don pour me rendre friable et indubitablement forte. Sa maitrise parfaite, son élégance m’en rappelle une autre. Ce pour quoi je me suis tant usée. Dompter mon corps. Tendre les muscles jusqu’à les faire craquer. Plier les orteils, cambrer le pied à l’extrême. Basculer le bassin, dégager les épaules, se sentir tenue par un fil invisible, la colonne vertébrale étirée, les omoplates se rejoignant presque. Ignorer la douleur, jouir d’un instant  à l’extrême limite. Quand les pieds dans les chaussons sont au bord de renoncer, quand la peau devenue trop fragile est sur le point de craquer. Quand je danse, plus rien ne compte. Ni la douleur, ni les larmes, ni le sang. J’arrive à sourire, mieux, je suis un sourire.  C’est bien après que j’ai la conscience de mes membres rompus, des ligaments tendus presque jusqu’à la déchirure, de mes orteils douloureux, rouges, gonflés. Rien d’autre ne compte que le mouvement, la musique, l’impression étrange d’être fondue, mêlée à elle, de faire exactement ce qu’il faut au bon moment, les mouvements maintes et maintes fois répétés qui s’enchaînent naturellement.
Une discipline régulière. J’aime cet enfermement du corps. Exercices à la barre, assouplissements, entrechats, enchaînements compliqués, pirouettes, je fais ce qu’on me dit. Je tente de reproduire les indications du professeur. J’observe la fille dans le miroir, en face de moi. Elle n’a pas le coup de pied de la danseuse, mais elle travaille. Les genoux entre les mains, dans le fond de la salle, à regarder les grandes, et aussi  les garçons. Rares. Précieux donc. Un pas de deux, l’approche des danseurs, lascive, précise.  Ils seront beaux, amoureux, souffrant, se déchirant, se retrouvant, se haïssant, se perdant, se damnant l’un pour l’autre. Sans parler. Magie des corps qui seuls communiquent.

J’ai encore l’odeur de la colophane, sur les chaussons pour empêcher de glisser. Je sens toujours les petites piqûres sur le bout de mes doigts, quand il s’agissait de coudre de nouveaux rubans à mes chaussons. L’élastique d’abord, ensuite les longs rubans de satins. Brûler les bouts au briquet, pour éviter qu’ils ne s’effilochent.  » Casser » un peu les pointes neuves, avec la paume de la main et parfois en montant dessus, carrément.

J’ai quinze ans, et danser est la seule chose qui compte.

Notre pas de deux à nous est différent.  Une relation funambule et folle, qui me galvanise, m’oblige à coucher les mots, pour le rendre fier. Il m’a redonné le goût de l’effort, de creuser plus loin, pour un verbe, une virgule, un détail. Sans être trop présent. Prendre de la distance juste assez que pour que nos vies respirent.

J’ai trente ans: il ne me reste plus qu’à écrire.

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